Les 1001 siestes

Conte aux saveurs libanaises

Découvrez le troisième d’une longue série des “Conte aux saveurs libanaises” de Sarah Anthony.

Rappelez-vous le précédent Conte aux saveurs libanaises :

Retrouvez la princesse arabe dans son krak éventré au sommet d'une colline libanaise ; vous savez, ce lieu mystérieux perché au sommet d'une colline... celui où les habitants ignorent que le sol a des propriétés fabuleuses...

Jour après jour, repas après repas, de singulières aventures ou mésaventures se déroulent dans le krak...

Troisième partie : écouter !

La version audio du conte sera bientôt disponible… restez connectés nous vous préviendrons !

Troisième partie : lire !

          On raconte qu’une fois, ou peut-être pas, dans l’ancien temps, la princesse arabe s’ennuya dans son krak éventré. Ses domestiques et ses dames de compagnie s’affairaient. Dans le village, en bas de la colline, tous travaillaient. Et là-haut, seule au balcon de pierre blanche de sa vaste chambre, la princesse se consumait d’ennui. Pour elle, on fit venir un conteur qui, chaque midi, tandis que la noble dame prenait son repas, faisait le récit d’une histoire légendaire, échappée des plus anciens livres de contes orientaux. Récits de princesses toutes plus belles les unes que les autres, que la lune, le soleil, la nuit et le jour, de génies, de fées, de marchands, de lampe merveilleuse, d’odyssée en mer, de tapis volants… Assis sur le rebord de la fenêtre, Najib le conteur racontait les plus belles aventures, et convoquait une litanie de personnages : le père, le frère, la marchande, le voyageur, l’aventurier, la reine, le calife, le sultan, nantis de sabres, en guenilles ou vêtus des plus beaux atours : étincelants de perles et de pierreries, enturbannés, couronnés ou coiffés. Ses mots étaient si puissants qu’ils défiaient l’ennui : ils s’envolaient dans les airs, papillonnaient devant les yeux de la princesse, avant de s’échapper par la fenêtre, où ils retombaient dans le jardin potager.

Désormais, la maîtresse des lieux était divertie tous les jours au moment de son déjeuner. Puis, elle se glissait sur sa couche de soie reprisée et profitait du délice d’une sieste sans rêve : l’un de ses plaisirs favoris (toute désargentée qu’elle était, elle demeurait une princesse et avait toujours la belle vie). Chaque jour, elle dictait un menu différent, parmi les délices de la cuisine libanaise. Un beau matin, son choix fut fait : pour son prochain festin, elle commanda à la cuisinière et ses commis des fatayers. Comme elle raffolait de ces délicieux chaussons fourrés à la viande ou aux épinards ! L’ordre fut donné et tous se mirent en place dans la cuisine : le boulanger pétrissait la pâte, l’un des commis hachait l’agneau, l’autre se chargeait des oignons, tous sous le regard vigilant de la cuisinière. Le jardinier s’en fut dans le jardin potager, cueillir les pousses d’épinards. Il y en avait des carrés à plusieurs endroits, mais le jeune homme avait remarqué que les plants situés juste sous la fenêtre de la salle où la princesse prenait ses repas étaient les plus beaux : vigoureux et lustrés, ils semblaient se dresser vers la fenêtre, comme avides d’entendre ce qui s’y passait. A l’intérieur, en ce même moment, anticipant l’arrivée prochaine du conteur, une servante installait du thé et des petits gâteaux. Puisque Najib faisait ses récits durant le déjeuner de la princesse, il mangeait tard, une fois sa besogne accomplie, aussi, les gens de maison veillaient toujours aimablement à ce qu’il ait de quoi se restaurer avant de commencer.

Parvenues dans la cuisine, les pousses d’épinards furent préparées avec tout le reste, et la cuisinière, après avoir soigneusement découpé des triangles dans la pâte abaissée, les garnit de viande, de fromage ou d’épinards, puis termina le pliage avant de frire chaque chausson. Joliment présentés dans un magnifique plat peint de motifs en arabesques d’un beau bleu de cobalt, les fatayers furent apportés à la princesse qui venait de s’installer pour son déjeuner, et surtout, son conte. Prenant un chausson entre ses doigts délicats, elle y mordit. Hum, le délice de la viande qui mouillait l’intérieur de la pâte, moelleuse dedans, craquante dehors. Et que dire de la saveur piquante des fatayers aux épinards ! Plus qu’un goût, pour la princesse c’était un souvenir. Pour une fois, elle n’écoutait que d’une oreille le récit du conteur, perché à la fenêtre. Il lui semblait en effet qu’aujourd’hui, c’était dans son assiette que se jouait l’aventure. Les mots de Najib s’envolaient, et, touchant à peine la belle dame, s’échappaient par la fenêtre, où ils retombaient dans le jardin potager. Les paroles heurtaient une terre douce, rougeâtre et meuble, exempte de toute végétation : les épinards qui se trouvaient dans ce carré avaient été arrachés pour ce repas. Autrefois, la vue sur le jardin avait été plus belle : où que portait la vue, des milliers de fleurs écarlates se balançaient dans le vent, en toute saison.

Congédiant le conteur avec moult compliments (en vérité, en faisant ces louanges, la princesse, qui pour une fois, n’avait pas écouté grand-chose, songeait surtout à son délicieux déjeuner et au travail de la cuisinière), l’hôte des lieux s’en alla dans sa chambre pour savourer sa sieste sans rêve. Son ventre plein sous sa belle robe brodée lui semblait s’agiter, mais elle n’y prêta pas attention et sombra immédiatement dans le sommeil. Toutefois, cette après-midi, au lieu d’une sieste aveugle, mille et un récits d’aventure à l’eau de rose se jouaient sur l’écran des paupières closes de la princesse. Récits de tapis volants, d’odyssée en mer, de lampe merveilleuse, de marchands, de fées, de génies, de princesses toutes plus belles que le jour, la nuit, le soleil et la lune, et surtout, les unes que les autres… Chaque personnage ou situation fantasmagorique chassait le suivant dans le sommeil de la jeune femme, mais le plus étrange, c’est que tous les protagonistes de ces histoires étaient des pousses d’épinards ! Le sultan, le calife, la reine, l’aventurier, le voyageur, la marchande, le frère et le père : tous avaient l’apparence de petites feuilles vertes, dressées, sautillant sur leur tige, vêtues des plus beaux atours, coiffées, couronnées ou enturbannées, étincelantes de pierreries et de perles ou en haillons, nanties de sabres… qui se disputaient l’attention du sommeil de la princesse !

Au bout d’un moment, celle-ci se réveilla, stupéfaite, en plein milieu des aventures d’Épi Nana et les quarante cueilleurs. Interloquée, elle courut à la cuisine pour interroger le personnel : ces fatayers, qui d’autre en avait mangé ? Le maître confiturier entra dans la pièce en baillant : il raconta qu’il avait rêvé des Mille et une Nuits, qu’il y avait quelque chose de bizarre dans son rêve au sujet des personnages, mais qu’il ne se souvenait plus quoi. Ensuite, il demanda s’il restait des épinards, il en avait encore une folle envie. La princesse, elle, ne l’entendait pas ainsi : de longs mois s’écoulèrent sans que la belle dame ne réclame à la cuisine des fatayers aux épinards.

Précédent
Précédent

Le Liban en musique

Suivant
Suivant

Le mouhalabieh