Les enfants de la vie

Dans l'imaginaire de Juliette Elamine

En l’honneur du quart d’heure de lecture de ce 12 mars 2024, mois de la Francophonie, je reprends un peu possession de mes personnages.

J’ai eu l’envie d’inventer un souvenir à mes enfants de la vie.

Remontons dans le temps et plongez dans l’enfance de Joumana et Georges, en pleine campagne libanaise.

« Les enfants de la vie », roman paru aux éditions Sterenn en octobre 2023, est disponible en librairies.

Chaque année, une partie des bénéfices des ventes de mes livres est versée au Cèdre Solidarity. Chaque don permet de soutenir nos projets culturels, éducatifs et environnementaux au Liban.

Près de Bint Jbeil, printemps 2012.

 

- Georges, raconte-moi une histoire !

C’est marrant ça, j’étais justement en train d’écrire dans ma tête. Cela m’arrive souvent et Joumana le sait pertinemment. Sa requête est loin d’être anodine : après trois heures passées à jouer dans les ruines de notre campagne libanaise, nous sommes affalés sur le grand drap rayé vert, à l’ombre d’el kyosk. Je pense que Joumana souhaiterait qu’une sieste l’emporte au pays des songes. Je dois reconnaître qu’elle a bien crapahuté ce matin, pour une fois qu’elle suit le rythme, la promenade était géniale. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie, son sommeil viendrait plus facilement si je lui contais une histoire.

J’ai fermé les yeux en laissant le soleil m’envelopper de ses rayons et mes pensées m’emmener en imaginaire. J’ai un peu plus de onze ans et je foisonne d’idées autant qu’un écrivain auteur de dizaines de best-sellers. Je dis ça en toute modestie. La réalité c’est que je suis intelligent, rusé et que je vis dans ce superbe paysage de guerre, propice à la stimulation de mon imagination.  Je pèse mes mots, aucun paradoxe : le nom « guerre » cohabite aisément avec l’adjectif « superbe » ici au sud Liban. Et tel était notre terrain de jeu.

J’ai jeté un œil en direction de ma sœur, elle avait déjà les yeux clos et je savais qu’elle s’apprêtait à faire danser les images de mon récit sur l’écran noir de ses paupières. Et si je parvenais à l’absorber totalement et l’embraquer dans mon imagination avec moi, je tenais aussi la certitude que mon histoire deviendrait nôtre. Les doigts de Joumana la démangeraient autant que les mots cognaient à la porte de mes carnets, ma sœur illustrerait cette histoire. Plus jeune que moi, ses esquisses de fillette de dix ans étaient prometteuses et pourtant encore empreintes d’une certaine dose de naïveté volée à l’enfance. Je devrais pouvoir gagner son cœur en quelques mots.

- Cette histoire trouve sa source dans la vallée de la Beeka. Nous n’y sommes jamais allés, Joum’, mais nous y avons été invités, d’une certaine manière, il y a quelques heures à peine.

En contrebas des ruines romaines de Baalbek, la nature offre une merveille : un gigantesque champ de coquelicots. C’est une délicate fleur rouge que nous avons croisée sur notre route ce matin, le début d’un grand jour, tu l’auras compris.

« On dirait une Princesse » t’ai-je dit.

Tu as souri et nous nous sommes approchés d’elle, nous l’avons observée de plus près, la somptueuse dame tout de velours vêtue. Sa longue tige s’habille d’une robe verte dont l’élégance émane des quatre pétales en collerettes rouge éclatant, dont elle se pare. Tu as dit que si tu étais une Princesse aussi, tu rêverais de te porter un bijou identique au sien : son collier d’étamines.

Tu as voulu la cueillir et je t’en ai empêchée. Maintenant je ne peux te tenir éloignée du secret plus longtemps, après tout, j’en ai déjà trop dit. Et il est grand temps que je te raconte toute l’histoire.

Habibte Joum’, figure-toi que ce coquelicot est réellement une Princesse ! Enfin, je me dois d’être plus précis : ce coquelicot est une Reine.

Son royaume est situé à Baalbek où elle a mis au monde plein de fleurs enfants qui lui ressemblent trait pour trait. Sais-tu que le coquelicot est à la fois une mère appelée Pistil et des pères appelés Etamines ? Ce collier que tu aimes tant est constitué de multitudes d’étamines bleues comme la nuit et il orne le pistil de la Reine : sa tête dont le cou abrite son œuf précieux. Pères et mère sont aidés des centaines de petits insectes qui leur rendent visite, prennent soin de leurs graines et les aident à devenir parents. C’est une véritable œuvre de la nature ! La Reine vit avec toute sa famille dans le même champ, où ses graines sont disséminées par le vent. La famille de coquelicots royaux qui s’épanouit à Baalbek est l’une des plus anciennes et l’une des plus rares aussi.

Cette Princesse que nous avons rencontrée ce matin est originaire des ruines, issue de cette famille précisément. Son histoire est originale et un peu triste aussi, mais elle se termine bien.

Un jour de grand vent, la Reine a offert au monde ses graines. L’une d’entre elles, plus légère que ses frères et sœurs, s’est retrouvée sur l’aile d’un oiseau que l’on ne voit pratiquement qu’au Liban. Le serin à gorge bleue voletait gaiement au-dessus du champ royal, avec sa compagnie de serins syriaques, comme on les appelle, quand une détonation a surpris tout le paysage. Paniqués, c’est dans un chant d’alerte commun que les oiseaux se sont regroupés pour déguerpir au plus vite, craignant pour leur vie. La graine si légère, logée entre deux plumes, s’est accrochée vaille que vaille au cou du serin, se laissant emporter elle aussi. Les oiseaux ont volé collés serrés jusqu’à …

- Chez nous ! a crié Joumana, totalement absorbée par mon récit.

- Parfaitement Joum’, ai-je répondu fier et soulagé de réussir à l’emporter à nouveau avec moi dans le pays fantaisiste de mes pensées, quitte à la tenir bien éveillée.

Quand les serins syriaques ont terminé leur course folle, la graine craintive est restée un petit temps caché dans le plumage de son ami voyageur, avant qu’une brise légère ne la balaye vers le sol.

- Que s’est-il passé ensuite, Georges?

- La graine a poussé dans ce champ inconnu. Elle est sortie de terre et s’est retrouvée toute seule dans notre campagne, loin des siens, ignorant qu’elle était une Princesse et que toute sa très grande famille poussait à quelques kilomètres. Elle était habituée à la solitude et une petite partie d’elle en était fort attristée. Mais le kaléidoscope des fleurs colorées autour d’elle et des champs à perte de vue ne lui étaient ni hostiles ni étrangers, alors elle s’était accommodée. 

Seulement, au nord dans les ruines de Baalbek, la Reine souffrait de savoir son enfant égarée. Bien sûr qu’elle ressentait dans chaque parcelle de son corps végétalisé l’absence de la Princesse, qui ne pouvait nourrir l’espoir de retourner auprès de sa mère.

Sans notre aide, la Princesse n’atteindrait jamais son complet épanouissement et la Reine mourrait de chagrin… Voilà pourquoi tu ne pouvais pas la cueillir Joum’.

Ma sœur était suspendue à mes lèvres, à cette curieuse histoire que je tissais à l’aveuglette, n’étant pas encore bien certain de la chute vers laquelle elle me mènerait. Mes pensées tournaient à mille à l’heure pour ne surtout pas la décevoir.

- C’est maintenant que tu peux te montrer, chère amie, Joum’ est prête à entendre la suite. Habibte, salue donc Esra qui s’est installée derrière toi.

Ma sœur, ses yeux ronds comme des soucoupes, se redressa et se tourna prudemment en scrutant d’abord vers le ciel, s’imaginant rencontrer forme humaine. Elle mit quelques secondes à distinguer la libellule posée sur le muret de pierre d’el kyosk, son abdomen tacheté de noir et ses longues ailes translucides se distinguant à peine sur la couleur sombre de la pierre dans l’ombre.

Elevée en pleine nature, comme moi, Joumana ne craignait pas la faune et c’est naturellement qu’elle tendit son doigt fin vers l’insecte. Je retins mon souffle et Joumana ne vit rien du doute qui m’envahit à l’idée que mon récit tombe à l’eau. Par chance, l’insecte docile se nicha sur l’index de ma sœur et toutes les deux semblèrent me fixer, avides d’entendre la suite.

- Esra nous vient tout droit de Baalbek, elle nous a été envoyée par la Reine-mère ! Après un long, très long vol à travers le nord du pays, elle est enfin arrivée à bon champ et nous a trouvés à l’aube, alors que nous partions en goguette. Epuisée, elle s’est installée dans ta chevelure et s’est baladée avec nous, dissimulée dans l’une de tes boucles caramel. Ne l’as-tu même pas sentie ? Elle a eu du flair de miser sur nous et tu l’as bien accueillie. Ce fantastique petit être du vent a découvert la Princesse grâce à toi, et nous allons à nous trois réussir à informer la Reine que sa fille est vivante.

Alors, j’ai expliqué à ma sœur que nous allions retourner auprès de la Princesse, que nous déposerions Esra sur le col rouge de sa robe et que la libellule prélèverait quelques-unes de ses graines. Elle pourrait alors les tenir bien serrées dans ses pattes et s’envoler jusqu’à Baalbek. La Reine tiendrait ainsi sa preuve que sa fille existait et surtout, élèverait sa descendance disséminée par la libellule tout autour d’elle.

La Princesse Coquelicot achèverait alors sa vie en parfaite harmonie ici au sud, en créant sa famille royale autour d’elle et en sachant sa mère rassurée.

 Juliette Elamine 

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