Les fleurs sont amères
Contes aux saveurs libanaises
Découvrez la première partie d’une longue série du “Conte aux saveurs libanaises” de Sarah Anthony.
Si vous avez lu le début de l’histoire dans notre Solidarity Mag n°3, une flèche vous indique où votre lecture s’est arrêtée.
Vous pouvez aussi opter pour une écoute de la version audio du conte, enregistrée par Alexandre Curtil !
Première partie : écouter !
Première partie : lire !
On raconte qu’une fois, ou peut-être pas, dans l’ancien temps, il était une princesse arabe qui vivait dans les ruines d’un petit krak, sur les hauteurs d’une colline. La princesse désargentée était arrivée par un matin rose, au début du printemps, accompagnée de ce qui restait de sa suite, transportant malles, meubles et tentures. Sans rien demander à personne, la troupe gravit le chemin pentu, pénétra au cœur du château désavoué et commença à s’installer dans les parties de la forteresse les mieux préservées. On déblaya les gravats, on étendit les tentures, on boucha les trous des murs avec des rideaux.
Ainsi, la jeune princesse recréa son palais dans une poignée de ces chambres faites de pierre blanche. On installa ses appartements dans une salle donnant sur une terrasse qui surplombait la vallée et embrassait le paysage du Liban. Les balustrades, ornées d’inscriptions en arabe sculptées, témoignaient de la superbe que l’édifice avait jadis connue. En bas, dans le village, on s’interrogeait sur ce qui avait pu amener cette noble dame à venir cacher son infortune ici.
Pourtant, de cette histoire passée, nous ne parlerons pas, ou pas encore, car c’est ce qui arrivera dans cette demeure biscornue, cette forteresse déchue, qui va pour l’instant occuper notre esprit.
Bien des siècles avant l’arrivée de la princesse, des Templiers avaient bâti mur après mur cette place-forte, en des temps où le sang coulait incessamment au nom de la folie des Hommes.
Derrière l’apparence paisible de ces lieux désormais vidés de tout combat, se devinait une histoire sanglante. La guerre avait jadis fait rage dans le krak à présent endormi. De génération en génération, de bouche en bouche, les récits du sang versé s’étaient transmis. Tout là-haut sur la colline, au milieu de ces paysages paisibles, la forteresse avait été le théâtre d’une boucherie sans nom. Des corps meurtris, le sang avait jailli et imprégné durablement la terre. Dans les pièces au toit éventré du château, poussaient partout des fleurs aux pétales écarlates, mémoires des carnages anciens.
La princesse et sa suite n’y prêtèrent guère attention. Dans les jours qui suivirent leur arrivée, ils s’attelèrent à aménager les terrasses, qui furent transformées semaine après semaine. Installée sur sa couche de soie reprisée, la princesse pouvait observer à loisir son personnel, puisque nombres de murs du château s’étaient depuis longtemps effondrés. A travers les rideaux qui ondulaient avec le vent, aucun espace de son nouveau domaine ne lui était interdit. Ainsi, son regard vif et brun allait et venait, du levant au ponant, du septentrion au midi, s’assurant que servants et servantes veillaient à préparer l’avenir.
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On sema et on sema encore : vignes, pois chiches, aubergines, piments, herbes aromatiques, tomates, ail, épinards, pommes de terre, diverses céréales… Et plus encore. Sans se départir d’espoir, de petits oliviers, citronniers et d’autres arbrisseaux fruitiers furent aussi précautionneusement installés dans cette terre humide aux reflets rouges. Pour faire de la place à ces cultures sur le parterre de la forteresse recouvert des fleurs écarlates, l’ordre de la princesse ne s’embarrassa pas de mièvrerie : qu’on arrache tout !
Et ainsi, les fleurs rouges furent piétinées et arrachées. Et toutes les nouvelles cultures poussèrent superbement ! (Même ce qui n’aurait pas dû pousser par ce climat et ce type de sol…).
On fit des enclos et des étables, on installa des chèvres, des moutons, des bœufs et des poules qui furent achetés au village – échangés contre quelques bijoux ternis mais toujours de valeur, murmurait-on. Pour nourrir les bêtes, de même, pas de sentimentalisme pour les fleurs rouges du krak : on arracha, on arracha. Et les nouveaux végétaux poussèrent et furent consommés par le bétail.
Le temps passa et le moment fut bientôt venu de cuisiner avec les propres récoltes de la princesse. Auparavant, on avait vécu parcimonieusement de provisions et acheté le reste au village. On commença par un houmous. Les plants de pois chiches avaient eux aussi poussé superbement, dans le cimetière des fleurs rouges.
La cuisinière écrasa les pois chiches en pensant à son fiancé, il y a longtemps. Il adorait le houmous, plus qu’il l’adorait elle ; la pauvre femme l’avait trouvé dans les bras d’une autre. C’était à présent l’amertume qui la faisait écraser la purée. Elle mit d’ailleurs beaucoup trop de tahini, si bien que la princesse, lorsqu’elle eut trempé son morceau de pain pita dans le houmous, ne sentit que de l’amertume. Elle goûta encore, et tout à coup, fut envahie par le souvenir de ce jeune garçon dont elle était amoureuse, enfant, mais à qui il lui était interdit de parler, car il était fils de domestique. Frénétiquement, elle dévora le houmous et le pain pita, raclant le bol, et imaginant comme sa vie aurait pu être, si elle avait pu vivre une histoire d’amour idéale avec ce prince charmant en haillons… Il n’y eut bientôt plus de houmous, et la princesse s’en alla dormir le cœur et l’estomac lourds.
Dans la cuisine, le marmiton qui avait trempé une cuiller dans le houmous trop amer, se prit soudain à penser à cette fois, enfant, où on lui avait volé sa part de namoura…
À suivre…